CHAPITRE V

Trois autres jours passèrent.

Chaque fois, il y eut au moins un rêve partagé.

Deux observateurs de l'armée, qui avaient le même profil d'oiseaux de proie, arrivèrent le lendemain du premier résultat. Ils observèrent donc, et gardèrent pour eux le résultat de leur travail.

Le dimanche, ce fut quartier libre pour tout le monde. Marion et David partirent le matin, ensemble, et firent le voyage jusqu'à la Manche.

Ils se promenèrent sur la plage, déjeunèrent dans un petit restaurant, rêvèrent d'une escapade à Paris, burent du thé et firent l'amour dans une chambre d'hôtel où on entendait le bruit des vagues.

White resta de garde. Les infirmiers emmenèrent les trois sujets faire un tour dans le parc.

Puis les reconduisirent en salle de récréation.

Brian regarda des dessins animés à la télévision.

Il n'aimait pas ça, les dessins animés. Les personnages s'y faisaient écraser, mutiler, rouler dessus, et réapparaissaient intacts à la séquence suivante. Les films ou les actualités parlaient toujours de violence et de malheur. Cela l'effrayait. Il n'aimait pas voir des gens se faire du mal, même dans un simple film. Sandy lisait La ballade du café triste de Carson Mac Cullers.

Kenneth regarda un western avec la musique à fond dans ses écouteurs.

Vers le soir, juste avant le retour de Marion et David, il y eut un mini-drame. L'une des deux infirmières jumelles — Susan ou Molly ? — rentra en larmes ; Mac Horan, passablement soûl, avait essayé de la violer. Rosy, qui avait passé l'après-midi à se promener dans la campagne, la réconforta. En fait de viol, il s'était juste montré un peu plus brutal que d'habitude. Il ne rentra que très tard, encore plus saoul. Rosy ne divulgua pas l'incident. Une fois l'infirmière calmée, elle la laissa dans les bras de sa sœur et partit voir les trois cobayes. Ils étaient en train de (liner.

Elle les observa. Elle aussi s'était prise d'affection pour Sandy.

Elle passa une heure à les étudier. Ils n'échangèrent pas un mot. Ils semblaient évoluer en état de rêve éveillé. C'était normal, avec le traitement qu'ils subissaient... Mais il y avait.., autre chose. Autre chose qui la mettait mal à l'aise, qu'elle ne pouvait définir.

Elle abandonna sa surveillance. Elle finirait bien par trouver, un jour ou l'autre. C'était peut-être important.

Le lundi, les expériences reprirent. Lorsqu'on fit entrer les trois sujets, Rosy releva encore cet élément qui la mettait si mal à l'aise. Elle ne put pas davantage le définir. Mais le voile finirait par se déchirer, elle en était sûre.

Marion, elle, remarqua autre chose. Les trois semblaient impatients de s'allonger et de dormir. Cela ne sautait pas aux yeux, bien sûr, mais contrastait tant avec leur apathie habituelle...

Peut-être se trompait-elle complètement. Et puis, elle était loin de tout cela. Son histoire d'amour l'accaparait. Dans un recoin de son esprit commençait à poindre la petite question : combien de temps encore?

Face aux autres, ils évitaient toute effusion.

Tout en jouant au petit jeu qui consiste à se demander qui a des doutes, qui sait et qui en parle.

Ce soir-là, David alla frapper à la porte de sa chambre. « Après tout, on s'en moque, des autres... » Marion lui ouvrit. Il ne ressortit que bien plus tard dans la nuit.

White ne trouvait pas le sommeil. Des courbes sinusoïdales vertes passaient et repassaient devant ses yeux. Et il se demandait.. Pourquoi ces passages soudain hachurés sur les courbes, d'abord de Sandy, puis au cours du second rêve commun, de Brian ? Qu'est-ce qui s'était passé?

Évidemment, il ne pouvait pas deviner. Pourtant, c'était assez simple.

Si de purs esprits peuvent fondre en larmes, c'est ce qu'avaient fait Sandy et Brian à ces deux moments précis.

Le lendemain, il n'y eut qu'un seul rêve et ce fut la courbe de Kenneth qui dérailla.

D'une façon beaucoup plus étrange que celle des deux autres.

**

 

Depuis la drogue puis le traumatisme de sa désintox', Kenneth ne savait plus très bien où il était. Il n'y avait plus que les rêves et la musique dans sa tête. Il était allongé sur son lit, dans sa chambre pleine d'ombres... Il ignorait les sensations que son corps lui apportait. Il ne voulait pas penser à son corps, ou du moins ce qu'il en restait.

Ses rêves étaient-ils réels? Lors de sa désintox', il avait essayé de décompter le temps ; il en était arrivé à trois semaines lorsqu'on lui avait déclaré: « Cela fait quinze jours que vous êtes ici... » Il avait inventé une semaine et n'avait jamais su laquelle. Depuis, il se méfiait de ses perceptions.

C'était pourtant bien... Et puis, ce devait être réel, puisque les deux autres, il les voyait ensuite. C'était quand même... étrange. Il n'avait jamais pris de LSD, mais pour ce qu'il en savait, cela y ressemblait. Les autres croyaient que ces rêves venaient naturellement. Mais lui, avait compris. Enfin, à peu près. Il y avait un rapport avec ces machins qu'on leur mettait sur la tête...

Pourtant, sa tête était cassée, alors il devait y avoir autre chose. C'était bien quand même. Ils étaient aussi proches l'un de l'autre qu'on peut l'être. Ils ne se cachaient rien, parce que dans les rêves, il n'y a pas de mensonge. Il les aimait bien, ses deux compagnons de sommeil. Même s'il ne se sentait pas aussi proche d'eux qu'ils l'étaient l'un de l'autre. Mais tant pis. Il les écoutait. Sans leur aide, il ne se serait jamais aventuré si loin dans le labyrinthe, il n'aurait jamais poussé jusqu'au fond.

Jusqu'au fond.

Là où sa mère l'attendait. Sa mère souriante, brandissant un couteau, lui tout petit, douze ans à peine, pleurant et courant pour essayer d'échapper à sa mère devenue folle.

Folle.

« Attends, Kenneth, ne te sauve pas, petit marbre, il y a un petit défaut à l'aile du nez, je vais t'arranger ça d'un coup de burin, ça aura un meilleur profil... »

Il était allé au fond du labyrinthe pour y trouver sa mère. Les autres l'avaient suivi. Encouragé. Et il avait vu cette femme assise dans une pièce blanche, la tête penchée, ses cheveux noirs lui masquant le visage.

Mais il y avait le couteau dans sa main.

Elle avait relevé la tête. Il avait reçu son sourire...

Il était un homme, maintenant. Il était plus fort qu'elle. C'est ce que les autres avaient dit. Il pouvait l'affronter, prendre le couteau et détruire ce sourire ; il n'aurait plus jamais peur d'elle, et le labyrinthe tomberait.

C'est ce qu'il aurait dû faire. Mais il ne l'avait pas fait. Il se rappelait le couteau et le sourire, mais il se rappelait aussi...

La douceur des bras de sa mère lorsqu'il avait froid.

La gentillesse de sa mère lorsqu'il lui racontait des histoires.

Comment il racontait tout à sa mère et comment elle savait trouver les mots qui faisaient chaud au coeur.

Ce n'est qu'après, bien après, que tout avait dérapé. Lorsque les hommes qu'il appelait invariablement « papa » étaient partis l'un après l'autre. Ils restaient une semaine, un mois, un an une fois. Lorsque l'argent s'était mis à manquer.

Lorsqu'il trouvait de plus en plus de bouteilles vides au parfum âcre, traînant ici et là. Lorsque sa mère s'était mise à pleurer des après-midi entiers, enfermée dans son atelier. Lorsque les critiques la déclarèrent finie, usée, le robinet tari. Il l'avait vue s'enliser de plus en plus. Il aurait dû comprendre, tenter quelque chose ; mais il ne pouvait pas, il était trop petit... Jusqu'à ce que, au coeur du labyrinthe, elle le poursuive avec un couteau ; le couteau, elle avait fini par le retourner contre elle-même.

Ce n'était pas lui qui avait découvert le cadavre, c'était un des amis de sa mère. Un de ses derniers amis, auxquels elle s'obstinait à sourire, comme si elle restait forte, comme si de rien n'était. Par peur de le perdre.

L'homme était entré. Kenneth avait dit: « Maman travaille. » Elle travaillait depuis vingt-quatre heures. Il n'entendait plus les coups de burin, mais elle ne pleurait pas, alors il ne s'en inquiétait pas. Après, lorsque l'ami était allé vomir bruyamment dans la salle de bains avant de téléphoner et que tout avait commencé, Kenneth était entré dans l'atelier. Sa mère morte, le burin de sculpture planté dans le coeur, le regard fixant un bloc de pierre vierge de toute égratignure...

Elle souriait.

Ce qui s'était passé ensuite, il valait mieux ne plus s'en souvenir.

Détourner le couteau. Le planter dans le coeur de sa mère. Effacer son sourire. La tuer une seconde fois. Elle qu'il aimait tant, elle dont il partageait la souffrance jour après jour, si longtemps après...

Il n'avait pas pu. Il ne voulait pas. Il s'était enfui du labyrinthe.

« C'était ma mère! » avait-il hurlé aux deux autres.

Ils avaient compris. Ou du moins essayé.

Ç'avait été la fin du rêve. Jusqu'au prochain.

Mais Kenneth, dans son cerveau malade, avait eu une idée.

S'il était arrivé à reconstruire le labyrinthe dans son rêve... Pourquoi est-ce qu'en s'y mettant à trois, ils ne pouffaient pas se construire un monde, un coin qui serait bien à eux, au lieu de flotter comme des idiots?

Oui. Il leur expliquerait. Ils devraient y arriver.

Ils y arriveraient.

Il ferma les yeux.